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Migration et identité de l’artiste contemporain

Roumiana L. Stantcheva, Université de Sofia “St. Kliment Ohridski”, Faculté d’Études Slaves, Bd. Tzar Osvoboditel, 15, Sofia-1504, Bulgarie

Le début du XXe siècle se caractérise par une dynamique nouvelle par rapport aux époques précédentes et marque un moment initial de l’unification artistique d’un bout à l’autre de l’Europe. Plus tard, la division du continent en deux blocs pour plus de 45 années, a poussé plusieurs écrivains et artistes à quitter leurs pays, qui se trouvaient sous la tutelle communiste. Christo ou Kundera n’en sont que deux exemples. Dans leurs cas, il s’agit d’une sorte de symbiose entre leur état de réfugiés et leur identité, chargée d’une signification supplémentaire. Aujourd’hui, 20 ans après l’effondrement du mur de Berlin, outre le dynamisme libre qui se trouve restitué, de nouveaux instruments de la diffusion placent la migration de l’artiste et son identité sous un jour nouveau. Les gens de lettres et les artistes de l’Europe unifiée se retrouvent face à une vraie provocation dans le contexte des frontières inexistantes, aussi bien dans le sens politique que dans le sens technologique.
En l’occurrence, notre intérêt est axé sur les résonances inattendues ou l’absence de résonance qu’un artiste peut provoquer/ne pas provoquer dans son pays natal, après l’avoir quitté. Qu’est ce qui se trouve changé dans son identité ? Pourquoi le plus souvent l’artiste n’est plus bien compris dans son pays d’origine ? La migration en tant qu’action ne signifie pas uniquement un changement du lieu de résidence. Ce déplacement dans l’espace est lié aussi à une adaptation au nouveau milieu, voire à la construction imaginaire d’un rapport nouveau, excentré, avec la patrie, sur le plan matériel ou sur le plan spirituel.
Je me propose de comparer des cas de migration d’artistes à des époques différentes : en premier lieu, à l’époque du symbolisme, plus tard au temps des avant-gardistes, du pop art et du nouveau réalisme, plus tard encore à l’époque des écrivains dissidents politiques, jusqu’à nos jours. La liste pourrait être vraiment longue, mais nous allons nous limiter aux noms de quelques personnalités marquantes de la modernité migratoire, originaires du Sud-Est européen, qui ont opté pour l’Occident européen: Jean Moréas, Georges Papazoff, Christo, Julia Kristeva, Ilia Troianov, Tontcho Karaboulkov. Le choix est arbitraire, mais tient compte de la notoriété et de la dynamique du binôme ‘Centre – Périphérie’ dans l’interprétation d’Edward Shils, dont l’énoncé : The center, or the central zone, is a phenomenon of the realm of values and beliefs. (Shils 1975 : 3) Les valeurs, les croyances, l’imaginaire deviennent de plus en plus importants face au développement intense des technologies à notre époque. Nous n’allons pourtant pas négliger l’impact des tensions réelles créées entre les pays et les centres culturels de différente envergure. C’est ce qui ranime les aspects assez figés de la littérature comparée qui n’aborde les problèmes que dans le cadre de la réception. Or, il s’agit de la deuxième réception du migrant, celle des siens, devenus des étrangers pour lui, qui engendre de fortes tensions.
Nous ne pouvons pas négliger par ailleurs les processus contemporains de migration assez massive qui impliquent la nécessité d’accepter l’Autre, de faire preuve à son égard d’une tolérance accrue, tout en exigeant de sa part la réciprocité. J’ai en vue l’essai, Les Identités meurtrières (1998), d’Amin Maalouf où il réfléchit à la situation de l’homme à l’époque de la globalisation. Il parle du métissage des gens et des races qui nous entoure, tout en proposant une analyse nouvelle de l’identité. Il soutient la thèse qu’imposer à une personne la nécessité de choisir une seule identité signifie de la soumettre à un choix unique, simpliste et déformant. Car chacun porte en soi plusieurs éléments susceptibles de former une identité complexe. Il met en garde contre le danger de faire choisir aux gens une seule identité, ce qui risque de leur faire perdre toute identité, de les laisser osciller entre l’intégrisme et la désintégration. D’après ses réflexions, étayées par son propre exemple de Libanais chrétien, réfugié en France, devenue sa nouvelle patrie, les hommes de notre époque doivent être encouragés à accepter la diversité de leur appartenance, à harmoniser la nécessité d’avoir leur propre identité et la tolérance à l’égard des autres cultures. (Maalouf 2009: 31)
Aux problèmes des identités dans notre article, vient s’ajouter la question du public auquel chaque artiste s’adresse, même implicitement. Evidemment, le nouveau contexte ne peut manquer d’influencer le message de l’art. Nous allons à présent examiner les cas de quelques artistes en émigration pour essayer d’analyser la tension qui s’impose inévitablement entre la culture d’origine et la culture acquise.

1. L’époque du symbolisme.
Jean Moréas, au nom d’origine Ioannis Papadiamantopoulos, né à Athènes en 1856 et mort en France en 1910, pourrait être défini comme un poète symboliste grec francophone. Pourtant il s’est à ce point intégré à la culture française qu’on le considère généralement comme un poète français. Toutefois, Moréas n’a jamais oublié sa double identité. Dans ses vers il est enclin à chanter la position médiane de l’homme nomade, qui ne se soucie guère de partir ou d’arriver.
O mon second berceau, Paris….
………….
Adieu, la vapeur siffle, on active le feu ;
Dans la nuit le train passe ou c’est l’ancre qu’on lève ;
Qu’importe ! on vient, on part ; le flot soupire : adieu !
Qu’il arrive du large ou qu’il quitte la grève. (cf. Pompidou 1961 : 449-450)
La poésie de Moréas, d’expression française, de même que ses articles, sont liés à la problématique du symbolisme, à la spécificité du terme de symbolisme, notamment, dans la littérature française. Le plus souvent le poète aborde la problématique migratoire sous une lumière positive : les difficultés, les succès ou les échecs accompagnent obligatoirement ceux qui veulent vivre leur vie d’une manière intense.
Ce qui nous intéresse en l’occurrence, c’est la notoriété de ce poète aussi bien en Grèce qu’en milieu français et francophone. Parmi les livres qui lui sont consacrés – six études monographiques (Gourmont 1905 ; Georgin 1930 ; Weber 1934 ; Embiricos 1948 ; Niklaus 1967 ; Jouanny 1969) – trois sont l’oeuvre de critiques français : Jean de Gourmont (1905), R. Georgin (1930) et Robert Jouanny (1969), une des études étant destinée au public allemand, une autre, rédigée en anglais, est éditée en Hollande. Enfin une édition réalisée à Lausanne dont l’auteur est Andréas Embirikos paraît également en français. Cet ouvrage, intitulé « Les étapes de Jean Moréas » (1948), révèle le plus en substance la complexité de l’identité de Moréas. (Le livre est écrit également par un écrivain « nomade », né à Braila (Roumanie) en 1901, et mort à Athènes en 1975. Cet autre homme de lettres réfugié, Embirikos, réside à Paris de 1926 à 1931, où il adhère au groupe surréaliste d’André Breton. Il devient une figure emblématique du surréalisme, grec et français, car le mouvement se veut international.) Mais, pour en revenir au sort de Moréas, nous pouvons conclure sans crainte de nous tromper qu’il est bien plus connu et étudié en dehors de sa Grèce natale.
La première conclusion qui s’impose en l’occurrence, est que les artistes aux impulsions modernes et modernistes de l’époque cherchent pour s’exprimer un milieu propice, un centre culturel important, un public réceptif, une vie intellectuelle intense (critique littéraire et artistique, revues spécialisées, prix), la liberté de l’expression. L’attraction qu’exercent les endroits cosmopolites et ouverts aux nouveautés sur les hommes de lettres et les artistes se trouve illustrée par de nombreux exemples. Ainsi, Tristan Tzara lance sa provocation dadaïste à Zurich et non pas à Bucarest. De son côté, Eugène Ionesco émigre à Paris, car à Bucarest il se sent à l’étroit. Le petit Paris est pour lui un Paris trop petit.

2. A l’époque de l’art avant-gardiste.
Le Bulgare Georges Papazoff (1894 – 1972) représente au départ un cas de migration pour des motifs artistiques. Après des études à Prague et en Allemagne, il s’installe à Paris, à partir de 1924. Les critiques d’art le considèrent comme un surréaliste avant la lettre. Il reste pourtant détaché du groupe d’André Breton, préférant le travail individuel de l’artiste à l’embrigadement collectif. « J’étais et je suis resté, en effet, un peintre solitaire. Je n’ai fait partie d’aucun mouvement collectif. » - se souvient le peintre dans ses mémoires, édités sous le titre « Sur les pas du peintre ». (Papazoff 1971 : 52) Le mythe du surréalisme tient, en partie, de l’appréciation que reçoit Papazoff du côté de la critique. Les oeuvre du peintre bulgare de l’école de Paris soulèvent un peu partout de vives discussions, dues au caractère moderniste et novateur, abstrait ou fantasmatique de son oeuvre. La réception de ses tableaux n’est unanime nulle part sauf à Paris. « Mon premier contact avec Stockholm fut un évènement marquant de ma vie. Les rapports humains, les étapes évolutives, le raffinement, le charme, la bonté et la sagesse qui régissent cette nation, m’avaient tout à fait conquis (…) Mes tableaux furent pourtant accueillis par les milieux artistiques avec beaucoup d’éloges mais également beaucoup de sarcasmes. La presse entière participa à cette controverse et, dans un même journal, on pouvait lire deux ou trois articles contradictoires. » (Papazoff 1971 : 54) À cette époque, Papazoff réalise plusieurs autres expositions en Europe et aux État Unis. Les polémiques le poursuivent. Les modernistes pourtant l’accueillent chaleureusement partout où il va: à Milan, le 24 février 1934, Marinetti fait, à l’occasion de l’exposition de Papazoff, une conférence sur sa peinture, le baptisant « Futurista Bulgara ». (Papazoff 1971 : 59) En Croatie et à Sofia, c’est pareil. Loué par les modernistes, il est rejeté par le large public. Le contexte peu favorable à la peinture d’avant-garde dans son pays d’origine, décide le peintre à ne plus retourner pour vivre et travailler à Sofia. « Après des doutes et des égarements, je quittais pourtant la pays natal, et par une chaude journée, le 14 juillet 1936, je débarquais de nouveau à Paris où des souvenirs durables m’attachaient. En entrant dans mon atelier, je pensais combien j’étais lié à ce pays et que c’était là ma véritable patrie. » (Papazoff 1971 : 67)
Plus tard, Papazoff manquera une occasion de plus de chercher un rapprochement avec sa patrie. Cette fois-ci, les raisons en sont d’ordre politique. À sa proposition de faire un don important de ses peintures à son pays d’origine, les fonctionnaires de la Bulgarie communiste opposent un refus tacite. C’est ce qui explique le nombre aussi réduit d’oeuvres de Papazoff en Bulgarie. Il est tout naturel qu’un moderniste et avant-gardiste de la taille de Papazov ne pouvait guère se faire apprécier dans un pays entièrement dominé par le « réalisme socialiste ». En cette période, il ne revint donc jamais en Bulgarie.

3. Le nouveau réalisme et le mur de Berlin.
Examinons le cas d’un autre artiste contemporain, Christo, né еn 1935 еn Bulgarie, de son vrai nom Hristo Yavashev, qui a connu également des obstacles, politiques en premier lieu, pour faire valoir son œuvre dans son pays d’origine. Christo a fait ses études à l’Académie des Beaux-Arts à Sofia, après quoi il a suivi un stage de spécialisation à Vienne. Ses premières sculptures sont réalisées en fil de fer. En 1958, il arrive à Paris où il fait la connaissance des “Nouveaux réalistes”. C’est alors qu’il réalise ses premiers tableaux abstraits. Appuyé par Jeanne-Claude, une artiste française, devenue son épouse, il s’oriente vers la désacralisation de l’art. Dans le monde entier, le public le connaît pour ses installations monumentales. Depuis 1964, les deux artistes vivent aux État Unis et réalisent quelques projets remarquables comme « Surrounded Islands » (1980-1983), le paquetage des rivages de quelques îles dans la baie de Biscay. Le paquetage du Pont-Neuf de Paris en jaune ocre, en 1985, et du Reichstag de Berlin (en toile argentée), en 1995, font également partie de son œuvre spectaculaire.
Christo me semble être le plus grand « errant » bulgare. Je m’exprime ainsi, en lui vouant toute mon admiration pour son envergure d’artiste, aux prises avec la nature ou avec l’histoire. D’autre part, il est surprenant de constater à quel point il est mal connu en Bulgarie, son pays d’origine. A l’époque communiste, on ne diffusait à son sujet qu’une information négative, assez éloignée de la vérité. Après les changements, intervenus en 1989 en Bulgarie, les milieux culturels bulgares ont pris connaissance, à travers quelques expositions, de ses projets de paquetage. L’impression que son oeuvre a laissée chez le public bulgare était pourtant celle d’un artiste extravagant, non engagé par les problèmes politiques. Et pourtant, un des projets que Christo a réalisé dans sa jeunesse s’appelle Mur de Barils de Pétrole, Le Rideau de Fer, monté à Paris, rue Visconti, le 27 juin 1962. L’installation est faite moins d’une année après l’élévation du mur de Berlin. J’ai eu l’occasion de voir les photos de l’installation en question à l’exposition Le Nouveau réalisme aux Galeries nationales du Grand Palais à Paris. Mais les habitants de la Bulgarie communiste ne pouvaient évidemment rien savoir de cette prise de position dès les années 1960. Christo n’était pour eux qu’un extravagant, un original. Même aujourd’hui, il n’est pas considéré comme un artiste engagé politiquement. Certes, il a quitté le pays, mais ce n’était qu’au nom de son art, disait-on. Dans la presse française de l’époque, il ne s’attarde pas en explications: « Moi, c’est le bidon [= bluff], les bidons les uns sur les autres ». (Christo 1963) Pour ma part, je continue à être émue à l’idée que Christo s’était engagé d’aussi près avec un thème d’une telle importance tant pour l’Europe que pour la Bulgarie.
Dernièrement la presse bulgare a mentionné cet ancien projet de Christo, en relation avec un nouveau projet qu’il s’apprête à réaliser, quoique déjà sans Jeanne-Claude (morte en 2009), dans le désert d’Abou-Dabi : plus de 400 000 barils en couleurs vives formeront la plus grande pyramide dans le monde. L’avantage c’est que les barils pourront rester sur place et ne pas représenter de construction provisoire comme les autres installations.(Christo 2009) L’information est empruntée par les journaux bulgares à une revue étrangère et n’est pas nullement commentée dans une liaison avec le contexte bulgare.

4. D’autres cas d’expatriés et de dissidents.
Et maintenant, prenons comme exemple un écrivain, Julia Kristeva. Son adaptation en France est très rapide, car son œuvre s’attaque aux thèmes les plus actuels : formalisme littéraire et engagement social dans les années 1960 ; psychanalyse appliquée et analyse littéraire, qui permettent de relire dans une optique nouvelle certains écrivains français des années 1980, 1990 et 2000 ; recherches en matrière d’histoire de la philosophie, notamment, sur les pratiques migratoires des sociétés modernes (Kristeva 1988) ; à partir des années 1990, ouverture vers l’Europe à travers des romans qui montrent, entre autres, les liens souvent invisibles entre les pays européens. (Kristeva 1990, 1991, 1996, 2004, 2008) La Santa-Barbara de Julia Kristeva dans ses romans, qui est une image de la Bulgarie, n’en est pas le seul exemple.
Face à son oeuvre, écrite en français, il semble que les États Unis et quelques-unes des universités américaines se sont engagés encore plus que la France à étudier en profondeur et à diffuser en traduction anglaise les ouvrages de J. Kristeva, et c’est justement dans Stony Brook University et sa Melville Library que l’on trouve une bibliographie assez complète des oeuvres de J. Kristeva.
L’oeuvre de Julia Kristeva n’a été diffusée en Bulgarie qu’après l’effondrement du communisme. Avant 1989, seuls les intellectuels avaient eu l’occasion de connaître l’importance de son œuvre, sans pourtant avoir le droit de publier des commentaires ou des références directes, ni des traductions. Ce retard n’a pas encore été compensé, car seuls quatre de ses romans ont paru en bulgare, ainsi que quelques études : Au commencement était l’amour. Psychanalyse et foi (1985) et Soleil noir. Dépression et mélancolie (1987). D’autres textes théoriques ont paru en langue bulgare, dans des éditions périodiques spécialisées. Le reste de ses œuvres est connu en français ou bien en anglais et figure souvent à titre de références dans les recherches littéraires. La critique littéraire bulgare Miglena Nikolchina (Nikolchina 2004) dans son étude (éd. bulgare, 1997, aux Etats-Unis, 2004) part du « matricide » comme un moment fantasmatique dans le devenir du sujet, dans l’acception psychanalytique de Kristeva, pour construire son analyse sur Virginia Woolf et les poétesses bulgares Elisabeth Bagriana et Dora Gabé. Même s’il s’agit en l’occurrence d’une des lectures les plus attentives de l’œuvre de Julia Kristeva, il reste désormais à traduire une partie considérable de ses livres.
De nos jours, la mobilité ne pose plus autant de problèmes que dans le passé. Il n’est plus aussi difficile pour les artistes et les hommes de lettres de se déplacer, de vivre et de travailler ailleurs. Il n’y a pas non plus d’obstacles évidents pour leur réception de la part du public. Ce qui semble nouveau pour les Bulgares, c’est de voir que les intellectuels d’origine bulgare, vivant à l’étranger, restent très sensibles aux problèmes de la Bulgarie, se montrant plus que jamais disposés à s’intégrer au sort bulgare. Et pourtant leurs perceptions se révèlent souvent assez écartées. La présence d’un certain décalage entre la réalité dans le pays d’origine et la description de cette réalité est un phénomène typique chez chacun des écrivains qui vivent à l’étranger. Le livre „Temps de chien. La révolution truquée – 1989“ de Ilija Trojanow (Trojanow 2008) examine la situation politique en Bulgarie après 1989. Son livre, même s’il cherche à être objectif, reste parfois emprisonné dans le cadre d’une sorte d’abstraction des réalités politiques. C’est visiblement un regard jeté de dehors. Il est important de souligner que les points de vue d’un écrivain bulgare et d’un homme de lettres résidant à l’étranger, sont bien différents. Le public auquel un texte est destiné ne manque pas d’influencer l’écrivain. La moindre des choses, c’est qu’il se sent obligé d’expliquer au lecteur les réalités que ce dernier ignore (en l’occurence, au lecteur allemand). Le problème d’un certain décalage entre ses jugements et l’opinion du public qui a vécu les événements des années ayant succédé à 1989 est facile à expliquer. L’écrivain se fie surtout aux souvenirs des personnes auprès desquelles il a recueilli son information sur les événements en Bulgarie après 1989. Il s’agit surtout de personnes âgées, anciens opposant au régime communiste. Pour diverses raisons (âge avancé, restrictions du régime totalitaire de poursuivre leurs études et, par conséquent, manque d’éducation systématique, ce qui les a rendues peu compértitifs dans une situation politique assez complexe) ce sont des personnes qui ont gardé un souvenir nettement négatif des années 1990. Quant à l’écrivain, il a le mérite d’avoir commenté les événements en Bulgarie devant les lecteurs allemands. Mais comme il n’a pas vecu lui-même les évéments en question, son histoire laisse chez le lecteur bulgare une impression d’unilatéralité.
En ce qui concerne les dissidents, ils n’ont jamais eu le droit de retourner dans leur patrie à l’époque du communisme, mais certains d’entre eux étaient plus ou moins présents grâce aux émissions de la Radio Europe Libre, La voix de l’Amerique, la Radio Londres, etc. Suit le cas d’un dissident et écrivain bulgare qui a émigré en France et qui s’exprime en français. „Né en Bulgarie, Tontcho Karaboulkov a quitté jeune son pays pour s'installer à Paris. Il s'est fait remarquer en 1957, en publiant La conscience d’Emanouïl (Flammarion), roman qui brosse un tableau des plus sombres de la vie en Bulgarie communiste.“ C’est en ces termes que nous le présente un site internet. (Karaboulkov) On peut en palrer longtemps de son sort de dissident et d’écrivain. Il est très peu connu en Bulgarie, même aujourd’hui. En ce qui le concerne, nous avons un exemple d’un double éloignement – une fois par l’effet du rideau de fer, et une deuxième fois, à cause du décalage dans le temps et dans le contexte de réception dans son propre pays.

5. Le „couple migratoire“ intereuropéen. En guise de conclusion.
Ce texte s’inscrit dans le programme d’une conférence internationale dont le but est de dresser le bilan des nouvelles constructions identitaires en Europe. Il me semble qu’en premier lieu les problèmes politiques divisent fortement le monde, l’Europe de nos jours, y compris. L’Est, le Sud-Est, le Centre de l’Europe ont leurs specificités et continuent à être differents de l’Europe occidentale. Si nous voulons définir le „couple migratoire“, il importe de signaler que l’Est et l’Ouest de l’Europe en représentent les composantes. Quoique le terme de „couple migratoire“ soit formulé à l’origine pour définir les relations entre colonies et métropoles, il peut être envisagé également dans le contexte mentionné plus haut. Simplement, il ne faut pas lier deux pays l’un à l’autre. Il s’agit en l’occurence des deux parties de l’Europe, réunies en grande partie, au bout d’une longue „séparation“.
La nouveauté de notre époque globalisée consiste dans la facilité de se déplacer. En effet, la migration actuelle n’est plus une migration définitive, comme au temps de la guerre froide. Il existe une intense circulation d’individus, de gens de lettres et d’artistes, même si l’émigration est visiblement plus intense dans la direction occidentale. D’ailleurs, j’ai songé à l’expression « à une échelle plus grande », en commençant à parler de Christo. Ceci est valable pour tous les cas cités. Échelle et marché, ce sont bien les termes qui s’imposent en l’occurrence. Car l’art vit à travers son public. Et le public peut être mesuré à travers le marché artistique. Ce sont les événements artistiques internationaux par habitant qui forment ce marché.
Dans tous les cas, comme je l’avais noté au début, nous sommes en présence d’une tension entre l’artiste émigré et son pays natal. Ces tensions méritent notre attention. La vie dans un centre cosmopolite donne aux grands talents la possibilité de s’affirmer plus catégoriquement à l’échelle internationale. La réception dans le pays d’origine devient une deuxième réception, plus complexe, parfois appauvrie ou déplacée par le parti prix. Ici vient se mêler le spécifique technologique de notre époque. L’impact de la globalisation, du « nulle part » et du « partout » du réseau internet est décisif pour cette nouvelle complexité des représentations.
Quant à l’identité de l’artiste, une fois la frontière (plutôt linguistique et culturelle que réelle) passée, il ne peut plus espérer rester le même. Pas plus que ses amis ne parviendront à le reconnaître parfaitement. Car il va acquérir les traits caractéristiques d’une autre identité, inhérente à son nouveau milieu. Et pourtant, l’harmonie intérieure dans une nouvelle configuration, dont parle Amin Maalouf, semble parfaitement possible. Il faut pour cela apprendre à reconnaître la diversité du monde. Dans un monde, marqué par les migrations et l’individualisme moderne, les valeurs telles la compréhension d’autrui, la tolérance, l’ouverture aux autres deviennent de première importance. En revanche, la question de savoir si un artiste migrant s’intéresse à la migration, ou si sa propre migration a influencé ses œuvres passe au second plan.
Nous éprouvons de plus en plus souvent des difficultés à dire à quelle nation appartient un écrivain ou un artiste, originaire d’un pays et travaillant dans un autre. Dans un pareil contexte les oeuvres d’art et de la littérature, le cinéma, la chanson etc. se chargent de significations et de connotations nouvelles. La littérature comparée pour sa part connaît un nouvel essor. Elle ne se contente plus seulement de situer matériellement les identités, mais de les présenter dans toute leur diversité, complexité et mobilité, ainsi que de repenser le public et la réception dans le contexte des frontières plutôt imaginaires.  

Bibliographie:
- Christo (1963) Interview. In France-Soir, 28 juin 1963.
- Christo (2008 de eodem) Christo re-active son projet « Mastaba » à Abu-Dhabi [Christo vazrodi proekta si « Mastaba » v Abu-Dhabi]. In Dnevnik [quotidien bulgare], 10 février 2008.
- Embiricos, Andréas (1948) Les étapes de Jean Moréas. Lausanne : La Concorde.
- Gourmont, Jean de (1905) Jean Moréas. Paris : E. Sansot & cie.
- Karaboulkov (de eodem) : http://www.bibliomonde.com/auteur/tontcho-karaboulkov-1621.html+Karaboulkov&cd=4&hl=bg&ct=clnk&gl=bg (25 avril 2009)
- Jouanny, Robert(1969) Moréas, écrivain français, Paris, Lettres modernes.
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- Kristeva, Julia (1991) Le vieil homme et les loups. Paris: Fayard.
- Kristeva, Julia (1996) Possessions. Paris: Fayard.
- Kristeva, Julia (2004) Meurtre à Byzance. Paris: Fayard
- Kristeva, Julia (2008) Thérèse, mon amour. Paris: Fayard.
- Maalouf, Amin (2009, en bulgare) Identités meurtrières [Gibelni identitchnosti]. Traduction du français Radosveta Getova. Sofia : Meridiani.
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- Papazoff, Georges (1971) Sur les pas du peintre. Paris : Éditions de la Galerie de Seine.
- Pompidou, Georges (1961) Anthologie de la poésie française. Paris : Hachette.
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- Weber, J. (1934) Jean Moréas und die französische Tradition. Nuremberg.
Roumiana L. Stantcheva is an Associate Professor at Sofia University "St. Kliment Ohridsky". She has been visiting professor to the Sorbonne nouvelle Paris 3, Université d'Artois, France, and Bucarest University, Romania. Areas of research: Comparative Literature, Balkan Literatures (Romanian and Bulgarian), French Literature, Modernism –19th-20th centuries.

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