Понятието „Европейска литература“ и проблеми на идентичността. Отзвуци от слабо проучвани зони

La notion de « Littérature européenne » et ses problèmes identitaires inhérents. Quelques échos des zones peu explorées

Roumiana L. STANTCHEVA
Sofia University „St. Kliment Ohridski“
Faculty of Slavic Studies. Balkan Studies Department
15 Tzar Osvoboditel blvd., 1504- Sofia, Bulgaria
R.L.Stantcheva@gmail.com

Résumé

Nous allons analyser ici les difficultés d’ordre identitaire qui existent devant les littératures européennes. En présentant brièvement un volume de littérature comparée, européenne, récemment paru, nous proposons une définition pragmatique du terme de « littérature européenne », comme un ensemble de lectures partagées. Plus loin, l’article examine deux démarches de la littérature comparée, admises largement dans la pratique, comme la thématologie et le tiers espace, repris aux études culturelles.
L’idée, que nous proposons, est celle de la généralisation, appliquée aux tendances littéraires. Ainsi, au moyen de la généralisation nous pouvons nous interroger sur le caractère que l’écrivain confère à son travail artistique. Certains écrivains se proposent d’étudier le monde à la manière de l’historien, du sociologue, du physiologiste ou du biologiste. Il s’agit en d’autres termes de la « conscience du chercheur ». D’autre part, l’apparition de l’idée moderniste consistant à « jouer avec le texte » est une deuxième pratique littéraire. La tendance de l’écrivain à prendre conscience de « soi », à envisager la place de son texte parmi les autres textes, est appelée ici « la conscience critique ».
Les exemples de l’analyse concrète sont empruntés à la littérature bulgare, roumaine, française et lituanienne. Il s’agit du poème critiquant la société, travesti en conte, chez Konstantin Pavlov, Marin Sorescu, Jacques Prévert et Marcelijus Martinaitis. Le « jeu avec le texte » et la « conscience critique » y sont fortement présents. La construction de réseaux thématiques, stylistiques et comportementaux aura le mérite de faire découvrir des littératures qui n’ont pas encore leur présence tangible dans les histoires littéraires, ni dans les programmes universitaires de « Littérature européenne ».

Mots clefs : „Littérature européenne“, thématologie, tiers espace, généralisation des tendances littéraires, réseaux thématiques, stylistiques et comportementaux, Konstantin Pavlov, Marin Sorescu, Jacques Prévert, Marcelijus Martinaitis.

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Le dynamisme de notre temps a dessiné une carte politique nouvelle de l’Europe, d’après des principes bien définis, dont l’idée maîtresse est, à la fois, l’unité de tous les pays et l’individualité de chacun dans cette union. Dans le domaine littéraire cependant nous sommes encore loin du moment où la notion de „Littérature européenne“, employée souvent au singulier acquerra des dimensions exhaustives, claires, définies. La notion de „Littérature européenne“ englobe surtout les littératures occidentales, conçues comme des exemples significatifs pour les différentes époques et courants littéraires sur le continent. Les zones littéraires des périphéries demeurent toujours un peu à l’écart.
1. L’emploi du terme « Littérature européenne ».
Dernièrement, plusieurs ouvrages d’histoire littéraire et de littérature comparée se proposent de présenter et de définir la notion de « Littérature européenne ». J’ai étudié de plus près le volume intitulé «Précis de littérature européenne », sous la direction de Béatrice Didié. En plus de 700 pages, l’ouvrage collectif examine consécutivement les méthodes, l’espace, le temps et les formes littéraires en Europe. Dès la préface, la directrice de l’édition expose les difficultés que présente la tendance à parler des littératures européennes au singulier. Le titre pourtant est bel et bien formulé au singulier, subordonné à l’ambition d’envisager l’unité littéraire d’une union politique. Toujours dans la préface, un autre problème majeur est soulevé : celui des frontières de ce que l’on pourrait appeler « la littérature européenne » et des différences qui se manifestent au-delà de ces frontières. Une question qui reste, logiquement, ouverte. L’étude s’étend également aux changements internes des frontières en Europe, au cours des siècles, aux hégémonies politiques etc. Et pourtant, l’accent est mis, presque exclusivement, sur des exemples des littératures de l’Europe Occidentale. Il arrive rarement de tenter une ouverture vers les autres zones. Ainsi nous lisons dans la préface : « L’Europe littéraire, c’est aussi l’Europe de ces langues « rares » sans quoi l’Europe ne serait pas ce qu’elle est : Ainsi les littératures hongroise ou tchèque tiennent leur place dans le concert européen, et il ne saurait être question de les négliger, même si, pour elles, l’étudiant français est obligé de recourir à cet intermédiaire qu’est la traduction. » Nous pouvons lire très peu au sujet des autres littératures de l’Europe Centrale, des pays du Sud-Est, des pays Scandinaves, des pays Baltes etc. Il ne s’agit pas d’une considération erronée, mais plutôt d’une constatation qui décrit aussi bien la réalité de la pratique universitaire, que le contenu du volume.
Les difficultés ressortant du terme de « littérature européenne » font l’objet des réflexions de plusieurs auteurs du volume. Adrian Marino par exemple, homme de lettres européen d’origine roumaine, commente d’une manière plus explicite cette inégalité. D’un autre côté, examinant les démarches positives vers une ouverture plus large, le même auteur mentionne la nouvelle approche au sujet de la « littérature européenne » dans le volume: « on passe du stade monographique et chronologique au stade synthétique ou diachronique ; on propose des vues d’ensemble concernant les courants, les thèmes, les types et les formes littéraires européennes. L’histoire littéraire du type traditionnel finit bel et bien par être dépassée. » Marino a parfaitement raison : un pas en avant est déjà fait, mais il reste encore beaucoup à faire.
Le problème de l’unité de la/des littérature(s) européenne(s) se trouve également soulevé par les autres auteurs du volume, sans pour autant être résolu. Car cet ouvrage collectif réussit une synthèse très riche des littératures occidentales surtout. Non pas des autres littératures et de leur rattachement aux grandes tendances, surtout au XIXe et au XXe siècle. La solution sentie nécessaire et trouvée : une table s’étendant à presque 200 pages, à la fin du volume et se propose de suppléer aux lacunes, en mentionnant les moments de force de toutes les littératures européennes. Cependant, les fautes au niveau des données, les lacunes dans les colonnes susceptibles d’exposer les grands événements littéraires en Europe au cours des siècles, compromettent dans une certaine mesure les bonnes intentions des auteurs du volume. Je ne mentionnerai que deux omissions importantes dans les listes, concernant les littératures que je connais le mieux. La lacune évidente concernant la période contemporaine de la littérature bulgare et de la littérature roumaine laisse une impression déroutante. Après 1970, période, illustrée par le roman d’Emilian Stanev L’Antéchrist, la littérature bulgare cesse pratiquement d’exister, ce qui est le cas aussi de la littérature roumaine : à l’année 1965, marquée par les Onze Elégies de Nichita Stanescu, succède un vide. Quant à la Lituanie, qui a commencé à m’intéresser en relation avec l’étude actuelle, que je suis en train de présenter, le dernier événement littéraire enregistré remonte à 1979 – le roman de Baltusis Juozas, « La saga de Youza ». Même si nous admettions que seules des oeuvres littéraires remarquables avaient le droit de figurer dans cette liste, il n’est guère admissible que les 20 ou 30 dernières années, n’aient donné naissance à aucun ouvrage littéraire digne d’attention.
Nous en venons donc à nous poser la question : pourrions nous accepter la notion générique de « littérature européenne », tant que les littératures qui la composent ne soient pas étudiés intégralement ? N’est-il pas trop tôt de s’engager avec un terme pareil ? Dans les recherches que j’ai consacrées aux relations entre les littératures roumaine, française et bulgare, j’analyse les faits à partir de l’unité réelle qui rattache les littératures européennes. Il s’agit concrètement du roman de guerre des années 1920-1930 et de la danse comme thématique unifiante pour le modernisme européen. Mais je suis en même temps persuadée qu’il est encore trop tôt de formuler une conclusion d’unité, avant d’analyser effectivement la connaissance mutuelle entre toutes les composantes de cette unité. La littérature lituanienne qui n’est mentionnée que trois fois dans les tables à la fin du volume, la littérature bulgare et la littérature roumaine qui sont citées plusieurs fois, mais au prix de fautes et de lacunes désolantes, sont-elles des littératures européennes ? Question provocatrice, visant le paradoxe, bien entendu. Mais il ne s’agit pas en fait d’une question paradoxale, car aucun exemple ne prévoit la participation d’une littérature ou d’une autre, dans les analyses « synthétique et diachronique [… et les] vues d’ensemble des courants, thèmes, types, formes littéraires européennes », énumérés par A. Marino et cités plus haut. Littérature bulgare, roumaine, lituanienne et ainsi de suite… des zones inexplorées par la Littérature comparée européenne… Des espaces blancs sur la carte littéraire.
2. Les voies connues
2.1. La Thématologie.
La littérature comparée a eu toujours soin de trouver des critères valables pour ses analyses. Les meilleures découvertes dans ce domaine, qui ne posent pas le problème de l’hiérarchisation implicite, sont la thématologie et la mythocritique. Grâce à ces deux instruments, quelque peu imbriqués, le comparatiste se sent libre de traiter un thème dans des lieux différents et de le transposer à des époques différentes. Or, le fait d’approfondir des thèmes comme par exemple la guerre ou l’épidémie ne nous place pas dans un contexte spécifiquement européen. En revanche, il n’est pas exclu d’identifier des thèmes européens par excellence, ce que propose Georges Steiner dans son essai « Une certaine idée de l’Europe ». Je tâcherai d’énumérer ces thèmes comme des exemples possibles dans le sens de l’unité : les cafés ; les composantes de la pensée et de la sensibilités qui sont basées sur des distances pédestres; les lieux de la mémoire, bien marqués par des plaques, commémorant aussi bien des victoires que des moments de détresse ; « la dualité primordiale » (p. 36), qui dérive du « double héritage d’Athènes et de Jérusalem » (p. 36). Le cinquième critère de Steiner se réfère à « une conscience de soi eschatologique (…) qui pourrait bien (…) n’exister que dans la conscience européenne. » (p. 43-44). Steiner donne plusieurs exemples dans ces cinq directions, sans s’engager qu’elles seront les seules, spécifiquement européennes. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire avec cette Europe, ainsi que nous l’avons ? – se demande Steiner. Il est d’accord qu’il existe un idéal d’unité en Europe qui est en train de se réaliser. Mais ce qui est plus important pour lui, et, j’estime que chacun le pense, c’est de garder « les détails » dans cette universalité. Steiner souligne que « le génie de l’Europe, c’est ce que William Blake aurait appelé ‘le caractère sacré du détail infime’ ». (p. 52) Il insiste de même sur la nécessité de sauvergarder les spécificités dans l’Europe unie : « L’Europe périra, assurément, si elle ne se bat pas pour ses langues, ses traditions locales et ses autonomies sociales. » (p. 53) Je n’irai pas jusqu’à examiner en détail les conceptions de Steiner qui s’étendent à des préférences politiques ou idéologiques. Je chercherai simplement à savoir en quoi ses opinions pourraient nous être utiles pour jeter un peu plus de clarté sur la notion de « littérature européenne ». Allons-nous nous fier aux similitudes ou allons-nous pluôt chercher les détails, les spécificités ?
Je crois que la bonne voie doit se trouver au carrefour de la dissemblance et de la similitude. La littérature comparée se sert d’habitude de la création d’hypothèses, vérifiées par l’ajout d’un matériel littéraire nouveau. L’hypothèse c’est le cadre général, tandis que l’analyse des exemples concrets vient illustrer l’amalgamation du spécifique au commun. En matière thématique, c’est un objet ou une pratique sociale qui constituent le cadre, alors que les textes des différentes littératures représentent les preuves de l’unité. Et cette unité comporte chaque fois des éléments spécifiques.
En abordant par exemple un thème comme la danse, nous avons le loisir d’examiner l’unité non pas tellement des littératures européennes, mais plutôt l’unité du modernisme européen. Ainsi, l’indépendance de l’individu face à la religion, qui donne naissance, d’après Nietzsche, au surhomme, devient un facteur unifiant pour les écrivains prédisposés au modernisme. La correspondance entre les idées de Nietzsche et l’élan moderniste devient visible dans un de ses textes, consacré à la relation entre le philosophe et la vie, relation qui s’exprime par la danse. C’est en ces termes que Zarathoustra s’adresse à la vie, l’invitant à tourner son regard vers ses pieds, ivres de danse, un regard rieur, interrogateur et maternel :
« Tu n’as qu’à agiter deux fois ton grelot, mes jambes seront prises dans la frénésie de la danse.
Mes talons se soulevèrent, mes orteils dressèrent l’oreille pour mieux te comprendre : l’oreille du danseur ne se trouve-t-elle pas dans ses orteils ? »
La danse de l’artiste avec la vie n’est pas présentée sous des couleurs idylliques. Bien au contraire, il s’agit d’une collision dramatique : le haut, l’au-delà, sont des directions d’un attrait irrésistible, indépendamment du fait que, après le saut et l’envol, le danseur retombera sur le sol. Cette dramatique recherche des impulsions intérieures de l’homme moderne et de l’artiste moderniste, exprimée par l’intermédiaire de la danse, peut être dépistée dans plusieurs ouvrages artistiques du modernisme européen.
En ce qui concerne les aspects sociaux, nous pouvons prendre comme exemple un écrivain autrichien bien connu, Arthur Schnitzler (1862-1931) avec sa célèbre pièce de théâtre La Ronde (1900) et le comparer à l’écrivain bulgare Anton Strachimirov (1872-1937) et son roman La Ronde (1926) , un roman qui continue à provoquer des analyses nouvelles, à cause de la collision dramatique entre la vie et la mort et le contexte politique compliqué qui y est inclus.
La femme fatale est un autre sujet universel, qui ne laisse indifférente aucune littérature européenne moderne. Pour nous, ce thème est intéressant par le fait qu’il prend comme symbole les réincarnations décadentes d’un personnage biblique : Salomé, qui réclame du roi de Judée, Hérode, la tête de Jean Baptiste pour prix de sa danse. Innocence et séduction, danse exquise, monnayée contre un meurtre : un thème à peine évoqué dans la Bible, qui est repris et développé par de nombreux écrivains : Flaubert, Huysmans, Maeterlinck, Mallarmé, Oscar Wilde ; dans la littérature bulgare il est traité par exemple dans la poésie d’Emanouil Popdimitrov (les poèmes Les Démons, 1909, La Femme-Dragon, 1932) et dans la littérature roumaine, il est présent à travers les personnages féminins de Matei Caragiale dans son roman Les Rois mages du vieux palais (1929). Il s’agit de la beauté féminine fatale, camouflée parfois sous les traits d’une innocence apparente et de la danse séductrice provocante, qui portent malheur. Les impulsions érotiques, les dépendances sociales, forment un noeud, que chacun des auteurs de l’époque aurait aimé effleurer et dénouer à sa façon. Dans la société moderne, la danse a perdu sa signification rituelle, mais elle a gardé son rôle social dans la mesure où elle facilite la communication et l’auto-expression, ce que les mots ne sont pas aussi capables de faire.
Il importe d’indiquer aussi l’harmonie entre les littératures européennes, qui réagissent à des messages analogues. L’effort du modernisme d’atteindre un perfectionnement exclusivement artistique semble être également un élément unificateur. La fusion du modernisme et de la danse nous rend témoins non seulement de la transformation d’un art en un autre, mais aussi de la conversion de pratiques anciennes, monolithes, traditionnelles et symboliques en éléments du modernisme, dans son sens et sa pratique complexes. C’est dans le mouvement unique entre le puissant courant moderniste ayant dominé les arts du XIXe et du XXe siècle et le thème de la danse que nous voyons un des points de convergence de ces tendances.
Et pour généraliser : la thématologie assure une consistance à la comparaison et illustre les similitudes au niveau des messages et des formes ; elle ne peut pourtant garantir qu’il s’agisse de thèmes exclusivement européens. L’autre problème qui reste en suspens concerne la collaboration entre le particulier et le général. À quel point pourraient se coriser effectivement les littératures européennes ?
2.2. Les études culturelles et le tiers espace.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le conflit entre le « détail » et la « vue d’ensemble » n’est pas sans issue. Nous trouvons une solution de cette rivalité dans le dépassement de la pensée binaire, où la seule qui présente de l’intérêt est la relation : général – particulier ; universel – historique. Dans l’esprit des études culturelles d’aujourd’hui je voudrais souligner la solution, présentée par Homi Bhabha qui parle du « tiers espace » (Third Space) . Il s’agit d’une possibilité de dépasser la comparaison conflictuelle entre « moi » et « autrui », dans notre cas, l’opposition entre le principe local et un autre principe local. Ce « tiers espace » existe par le fait que les cultures et leurs protagonistes – les écrivains (pour la littérature) forment leur identité dans le tourbillon de la migration des idées et, davantage aujourd’hui, de la migration des gens.
C’est là que je trouve l’occasion de m’opposer plus fermement à l’idée que les littératures occidentales suffisent pour concrétiser la notion de « Littérature européenne ». Ce qu’on a souvent tendance à oublier, c’est que les littératures européennes ont un canon littéraire commun, basé, il est vrai, plutôt sur des exemples occidentaux, mais qui n’est pas moins unificateur. Le troisième espace de la communication exige un effort pour être créé. Pour les écrivains non occidentaux le canon repose presque toujours sur une double échelle des valeurs : locale et continentale, réunis par la contemporanéité. Les écrivains occidentaux bénéficient de plus d’espace dialogique, de profondeur dans le temps, en rétrospective, que dans l’espace (étant peu intéressés des autres régions littéraires). La vision horizontale des premiers et la conception verticale des autres ne laisse pratiquement pas de possibilité de contacts entre eux sur un terrain commun. Par conséquent, le tiers espace implique le renoncement à soi au prix d’une fusion de « soi » et de l’étranger dans une nouvelle dimension privée de territorialité, ou bien sur une territorialité de caractère abstrait, en l’occurence, l’idée de l’Europe. Dimension qui s’ouvre largement à ses composantes, dans notre cas : les littératures occidentales et les littératures européennes des autres régions, moins explorées.
3. Un pas vers la généralisation.
Une sorte de libération des contraintes, propres au canon occidental, peut être retrouvée dans la généralisation. Nous proposons une définition du terme « littérature européenne », basée sur l’idée de la communication réelle entre ces littératures et non pas sur une égalité impossible dans le développement des tendances, des genres et des formes. Si nous nous proposons de comparer les littératures européennes sur la base des courants littéraires ayant existé en Europe Occidentale, nous n’irons pas très loin. Les échos du symbolisme et du naturalisme, par exemple, se manifestent dans les littératures non occidentales à une époque plus tardive. C’est seulement et surtout à l’époque des avant-gardes que l’Europe littéraire peut se sentir approximativement unifiée littérairement. Après la Deuxième guerre mondiale, le continent c’est de nouveau retrouvé divisé. Ce n’est qu’à présent qu’on peut parler d’échanges réciproques plus actifs, générateurs de tendances similaires, pas encore trop visibles. Sans compter que certaines littératures européennes ne forment pas de courants littéraires intégraux, mais sont représentés plutôt par des écrivains marquants, attirés par un courant littéraire occidental. On ne pourrait pas non plus s’orienter vers le commun en s’appuyant sur des termes spécifiques sur le plan historique et local.
Un consensus dans le sens de la généralisation des tendances littéraires pour les composantes de la « Littérature européenne » devient, par cette logique, une voie privilégiée, susceptible de faciliter la connaissance mutuelle et de résoudre certains problèmes de l’identité supranationale, européenne. A cet égard, nous pouvons nous interroger sur le caractère que l’écrivain confère à son travail artistique. Certains écrivains se proposent d’étudier le monde à la manière de l’historien, du sociologue, du physiologiste et du biologiste. Il s’agit de la « conscience du chercheur », comme c’est le cas d’un Emile Zola en France (Le Roman expérimental, 1880). Une pareille tendance, « du chercheur » (réaliste ou naturaliste), connaît avec le temps des répercussions dans d’autres littératures. Le déplacement d’un courant littéraire dans le temps et sur d’autres territoires implique des déformations, sans pour autant le rendre méconnaissable. Comme les continuateurs de la « conscience du chercheur » dans d’autre littératures nous pouvons citer Liviu Rebreanu (1885-1944) en Roumanie, Georgi Raïtchev (1882-1947) en Bulgarie, Grigorios Xenopulos (1867-1951) en Grèce. Dans les textes de ces derniers, écrits après la Première guerre mondiale, la critique découvre la contamination à d’autres tendances : l’émergence de l’idée moderniste du « jeu avec le texte », l’intérêt pour la psychologique et la psychanalyse. Cela fait que les multiples facettes du naturalisme se répercutent à des époques suivantes, tout en englobant des tendances nouvelles, en l’occurence, celles du modernisme (psychologie et subconscient, manipulation du langage etc.).
Apres la « conscience du chercheur » et le « jeu avec le texte », une troisième tendance vient s’annoncer, la tendance consistant à envisager la place du texte parmi les autres textes. J’aurais appelé cette tendance, orientée vers la conscience de soi de l’écrivain, la « conscience critique ». Ainsi, la citation masquée ou explicite fait son entrée en scène. En partant de la mise en abyme, réalisée par d’André Gide dans son roman expérimental les Faux Monnayeurs (1926), nous pourrons classifier les écrivains, conformément aux tendances postmodernes.
Aucune construction nouvelle, même pas le terme attrayant de « Littérature européenne », ne donnerait de résultats si nous négligions les littératures peu étudiées dans les pays occidentaux. Il faudrait chercher systématiquement des exemples de la littérature lituanienne, bulgare, roumaine etc., et les présenter à côté des littératures française, anglaise, allemande et ainsi de suite. La généralisation sera compensée par la mise en évidence que l’écrivain est plutôt le représentant de sa propre écriture/style (qui contient, sans pour autant le déclarer, son appartenance nationale ou ethnique), ce qui l’affranchit des schémas trop restreints et lui réserve une entrée plus facile dans une identité plurielle ou notion littéraire généralisée.
4. Le poème critique, travesti en conte.
Nous allons illustrer notre thèse par une analyse concrète : celle d’une des transformations du poème dans les sociétés fermées de l’Europe. Nous savons que l’Europe de l’Est et du Sud-Est ont traversé la période la plus difficile pour la liberté de la parole sous les régimes communistes. En ce qui concerne l’Occident, les entraves devant la liberté de l’individu et, respectivement de l’artiste, se situent au temps de la Deuxième guerre mondiale. Or, dans les deux cas, la censure contrôle aussi bien le contenu que la forme de l’oeuvre littéraire.
L’écrivain ne peut pas se permettre de critiquer les dirigeants au pouvoir, pas plus que les pratiques de la vie quotidienne qui supposent une surveillance constante sur le comportement de chacun. Une atmosphère tendue de volontarisme policier règne dans les sociétés respectives. Les écrivains se sentent menacés et en souffrent. Les libres-penseurs cherchent les moyens de se tirer de l’impasse. Les restrictions sur la forme (poétique dans notre cas) s’imposent également dans le genre du poème. Surtout à la fin des années 1940 et dans les années 1950, un système d’exigences dogmatiques est imposé dans le domaine artistique. Plus tard, ce système a beau être allégé, il ne disparaît pas définitivement. Dans une étude récente sur la littérature bulgare à l’époque du régime communiste, l’auteur, Mladen Entchev, trouve plusieurs écrits critiques qui, au temps le plus dogmatique, interdisent ou déconseillent le genre du conte de fées pour les enfants. D’après les prescriptions en vigueur, au lieu de chercher à divertir les enfants et les adolescents, il faut veiller à leur éducation, en mettant à leur disposition des lectures sérieuses. Le même auteur se réfère également à des articles, provenant de Pologne et de l’Union Soviétique de l’époque, qui se déclarent résolument contre toute idée de divertissement dans la poésie et la prose enfantine. Cette étude révèle les stratégies concrètes d’un poète bulgare qui lui permettent de continuer à cultiver le genre du conte enfantin, dans un contexte qui lui est hostile. En général, chaque écrivain authentique cherche à s’exprimer et à être lu par le public pour partager ses idées et pour compenser l’absence de liberté dans une telle société.
Par un déguisement curieux, la critique sociale trouve dans certains cas la possibilité de s’exprimer sous la forme du conte (populaire ou fantastique), grâce au paradoxe, au jeu de mots. Les situations de déguisement, de jeu, de dialogues, de philosophie naïve portent en eux le code de l’anecdote et de l’anecdotique. En ce qui concerne la poésie, le dogmatisme critique dénonce fermement l’elliptique moderniste. De leur côté, les écrivains contestataires font semblant d’obéir. Ainsi est né le poème qui imite le conte populaire, en y introduisant le personnage recommandé à l’époque : l’homme issu du peuple. Ce personnage, porteur de la sagesse populaire et personnification de la vie réelle (s’exprimant souvent à l’aide du dialogue), est capable d’exprimer tout à la fois la naïveté, le paradoxe, l’enseignement critique et contestataire. Il s’agit ici d’un procédé qui rattache d’une manière saisissant un poète bulgare à ses confrères roumain, français et lituanien, notamment : Konstantin Pavlov, Marin Sorescu, Jacques Prévert et Marcelijus Martinaitis. Le choix des littératures dans ce cas est arbitraire et porte à croire que le principe du poème critique, travesti en conte peut fonctionner un peu partout, dans des conditions similaires.
Le poète bulgare Konstantin Pavlov (1933-2008) dans son poème Capriccio pour Goya (1963) raconte une histoire presque allégorique où le dialogue se déroule entre l’horreur et le poète :
L’horreur de jadis n’est plus là –
Férocement totale et
Férocement infinie,
Sans grimaces, ni esprit.

L’horreur a changé de caractère,
Elle me tape amicalement sur l’épaule,
Me fait la cour avec condescendance
Et plaisante d’elle-même avec coquetterie
« Nous sommes animés de la même force
Toi, tu est simplement plus beau… »
Et elle me sourit.
C’est ce sourire qui est dégoûtant,
Dégoûtant et pervers
Jusqu’à la folie.

Je sens la nausée.

C’est comme si j’étais embrassé lascivement
Par des bébés barbus et moustachus. »
L’écrivain roumain Marin Sorescu (1936-1996) use d’un procédé semblable. Dans son poème « Compétition » (en roumain « Concurs », 1982) il énonce ironiquement les règles de la « compétition d’hibernation » :
Pas le droit de bouger,
Pas le droit de rêver,
Pas le droit de penser.
Celui qui sera surpris de penser
Sortira du jeu et sera éliminé.
L’élément ludique, sous la forme d’un conte, y est nettement présent. Le poème reflète cependant des éléments fantasmatiques et le manque d’espoir de se débarrasser du régime en place (la résignation face au régime /hibernation est comparée à la patience de la momie du pharaon Chéops).
Jacques Prévert (1900-1977) est également un combattant contre toute démagogie ou manque d’indépendance et de liberté individuelle : « Dans un contexte meurtri (1946), il cultive les thèmes de la guerre, de la paix, de la liberté (…) Volontiers frondeuse et contestataire, sa poésie se cache sous le masque des mots simples, des expressions populaires, des structures syntaxiques les plus faciles, de la rhétorique la plus répétitive (…) pour faire émerger la poésie du quotidien (…) Voici un petit « conte » poétique intitulé « Le discours sur la paix » qui présente des similitudes avec les poèmes cités plus haut:
Vers la fin d’un discours extrêmement important
le grand homme d’État trébuchant
sur une belle phrase creuse
tombe dedans
et désemparé la bouche grande ouverte
haletant
montre les dents
et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements
met à vif le nerf de la guerre
la délicate question d’argent.
Les comparaisons ne s’arrêteront pas là. Mon intérêt pour la littérature lituanienne est très récent. J’ai lu dernièrement des auteurs lituaniens qui ont été traduits en bulgare. Et j’y ai trouvé des occasions de rapprochement avec la littérature roumaine, bulgare et française, auxquelles je suis liée professionnellement depuis bien plus longtemps. Chez Marcelijus Martinaitis (né en 1936), traduit en bulgare en 2008, je découvre des stratégies de déguisement, rappelant celles de ses autres confrères qui ont essayé de s’opposer à l’absence de liberté par un retour au personnage, prétendu simple, traditionnel, à la fable et au paradoxe. Comme chez Konstantin Pavlov, Marin Sorescu ou Jacques Prévert, nous voyons apparaître le protagoniste préféré de Martinaitis, Koukoutis (du recueil « Balades pour Koukoutis », publié en 1977) qui s’oppose à admettre les faux nouveautés. L’invocation au personnage est symptomatique :
Ne reconnais pas, Koukoutis,
que tu voudras rester en ce monde…
Ils te feront vivre à leur gré:
t’apparenterons à tes photos,
à la taille notée dans les papiers d’identité,
à la couleurs des cheveux,
à la grandeur de la chemise, des souliers et du masque à gaze.
J’ai eu l’occasion de me renseigner davantage sur l’œuvre de Martinaitis grâce à l’article de Kestutis Nastopka et Heidi Toelle « Le mythe au service de l’esthesis » Mes premières impressions des poèmes de Martinaitis ont été pleinement confirmées après la lecture de cet article. L’analyse des deux critiques littéraires examine en profondeur certains éléments spécifiques de l’oeuvre du poète. Je ne me propose pas d’entrer dans les détails ; je voudrais seulement attirer l’attention sur la nature simple, véridique et honnête du personnage de Koukoutis, qui, justement par son caractère traditionnel et candide, gagne les sympathies du lecteur: il exprime la pensée logique et naturelle d’un homme du peuple (la sagesse populaire face à la grandiloquence du discours officiel du régime). Les pratiques officielles entrent en opposition avec les pratiques de la vie, régies par les lois de la nature. Koukoutis saura échapper habilement à la répression omnipotente qui règne dans la société fermée. L’article consacré à l’oeuvre de Martinaitis commente entre autre une des ballades de Koukoutis : « La ballade se présente donc comme une critique de la vitesse, inhérente au déplacement en train et rendue responsable du morcellement du corps, de sa désensibilisation et, par-delà, de la désagrégation du cosmos, de la société humaine et des relations interindividuelles ainsi que de la parcellisation du travail. Inversement et implicitement, la lenteur apparaît comme permettant, seule, d’assurer la cohérence du cosmos, de la société et du corps. Derrière cette vision des choses, se profile évidemment la dévalorisation du monde moderne mécanisé et l’éloge du monde rural traditionnel. » Nous pouvons ajouter, par ailleurs, le double sens du « monde moderne mécanisé », qui, gouverné, d’une manière inhumaine, au détriment de toute procédure démocratique, détruit la personnalité, l’harmonie avec la nature et au sein de la société.
En réalité, chacun des poètes mentionnés dans notre étude comparée, a une oeuvre beaucoup plus riche en messages que les simples exemples cités ici, pour mettre en évidence leur critique sociale. J’ai pourtant lieu d’espérer que ces exemples fournissent un materiel suffisant pour illustrer l’existence de réseaux de la pensée et du comportement contestataire en Europe. Enfin, en support de notre idée de la généralisation, ajoutons que chez les poètes analysés, le « jeu avec le texte » et la « conscience critique » vont main dans la main.

Conclusion
L’ouverture de la littérature comparée européenne à toutes les littératures qui la composent devrait s’opérer effectivement, si nous voulons employer sans embarras le terme de « Littérature européenne » au singulier, sans lacunes dans la notion. La construction de réseaux thématiques, stylistiques et comportementaux peut contribuer à la connaissance des littératures qui n’ont pas encore de présence tangible dans les histoires littéraires, ni dans les programmes universitaires. Les changements dans le champ littéraire se produisent lentement. Pour obtenir un progrès dans ce domaine, il faudrait commencer par s’intéresser aux autres sur le continent, par admettre effectivement la traduction comme un instrument de la littérature comparée. L’identité des écrivains européens est nationale et européenne à la fois. Chaque zone mérite d’être connue davantage. La thématologie, le « tiers espace » ainsi que la généralisation seront nos alliés quand il s’agira d’envisager la « Littérature européenne » comme une communauté de lectures partagées.

Bibliographie :

– Adrian Marino, « Histoire de l’idée de “littérature européenne” et des études européennes », in : Precis de littérature européenne, sous la direction de Béatrice Didier, Paris : Рresses Universitaires de France, 1998, p. 13-17.
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