Румяна Станчева

Un personnage subversif des années 1970-1980.

La prof. de marxisme chez Blaga Dimitrova et chez Ana Blandiana

Roumiana L. Stantcheva

 

Dans les conditions qui régnaient sous le régime communiste, plusieurs écrivains cherchaient des stratégies littéraires particulières pour exprimer leurs idées critiques. Ils faisaient recours à un double sens, à l’emploi de subtilités psychologiques, à l’ironie, au paradoxe. À travers deux œuvres emblématiques, Лице [Visage][1] (1981) de Blaga Dimitrova en Bulgarie et Proiecte de trecut [Les Projets du passé][2] (1982) d’Ana Blandiana en Roumanie, nous allons essayer de mettre en valeur leur intuition d’une prochaine chute du système, exprimée par un personnage subversif et au rôle ambigu. La prof. de marxisme, abordée différemment chez chacune des deux écrivaines, en fait et d’une manière inattendue, agit contre les silences et les fausses représentations usuels.

 

 

I. Lire au temps d’un régime communiste

 

La communication entre un écrivain et les lecteurs dans un contexte idéologique totalitaire passe nécessairement par plusieurs obstacles (le samizdat n’a pas réussi à s’imposer en Roumanie et en Bulgarie et a été un oiseau rare). Tout d’abord, il se produit un phénomène d’autocensure de la part de l’écrivain qui essaie de prévoir ce qui « va passer » et ce qui « ne va pas passer ». Puis intervient la censure qui était exercée par les maisons d’édition, et, au moins dans la pratique bulgare, se situait à plusieurs niveaux : une censure « esthétique/stylistique » (en fait tacitement « idéologique » en elle-même, qui exigeait surtout la recherche d’une langue embellie et littérarisée, une prose réaliste, une perfection formelle classique sans faille pour la poésie, qu’elle fût en langue originale ou traduite, et une vision générale du monde optimiste) suivie par une censure purement idéologique (écartant toute critique du Parti communiste en Bulgarie, de même que toute critique envers l’Union soviétique, et, enfin, toute allusion aux vices du système totalitaire communiste). Une fois le livre paru, la menace de retirer le livre des librairies pouvait surgir (ce qui voulait dire que les livres pouvaient être brûlés ou mis à l’index en des « prisons de livres » – l’« arrestation » des livres, d’ailleurs, a été reconnue plus largement comme pratique seulement après les changements qui se sont produits en Bulgarie après 1989). À la fin venaient les appréciations critiques, menées à deux voix, plus ou moins distinctes – celle de la critique authentique, susceptible de se trouver censurée elle-même, et celle de la critique officielle qui recherchait attentivement les déviations par rapport aux axiomes idéologiques.

La rencontre avec le lecteur mérite un commentaire à part. Le lecteur connaît la situation. Il sait que les maisons d’éditions appartiennent toutes à l’état et qu’elles dépendent de la politique culturelle du moment. Le lecteur quelque peu avisé avait élaboré pour lui-même une stratégie individuelle de décodage. (Il s’agit ici d’une réflexion très personnelle dont j’ai pu vérifier la validité au cours du temps, à l’occasion d’échanges d’idées avec plusieurs personnes, amis et collègues.) Le lecteur de ce temps sait « lire » les textes d’une manière double et sélective. Il se met en quête des éléments critiques qui sont contenus « entre les lignes » des textes littéraires. C’est ainsi que nous pourrions nous expliquer l’une des raisons de l’existence de lecteurs si assidus en de telles sociétés. Les lecteurs souffraient d’un manque de sources d’information car les media périodiques, écrites et électroniques, étaient très surveillés et uniformisés. L’importance de la littérature pendant la période communiste ne saurait être comprise correctement qu’en tenant compte de ce genre de lecture « contextuelle ». Les éléments critiques qui étaient contenus dans les textes de fiction littéraire pouvaient ne pas être d’un nombre important mais les lecteurs étaient accoutumés à s’orienter facilement parmi les équilibres troublés et à restituer une « vérité » en consonance avec leurs propres vues. Le message littéraire découvrait parfois des aspects nouveaux de la société et de ses tares mais, d’autres fois, tout simplement, il confirmait seulement les doutes et les convictions du lecteur.

En fait, les maisons d’éditions qui devaient avoir le rôle de medium mettaient des obstacles à la communication. Si j’insiste sur ces aspects, c’est pour attirer l’attention sur les dimensions artistiques et les choix politiques des écrivains, démarches qui étaient dictées par les conditions où chacun se trouvait. Les aspects réalistes ainsi que le recours au fantastique pouvaient cacher, en proportions égales, des vérités critiques, le plus souvent destinées à des lecteurs qui devait savoir décoder, rechercher un sens supplémentaire aux mots et éprouver la joie de rencontrer un complice en l’écrivain.

 

 

II. Deux écrivains en parallèle

 

Blaga Dimitrova et Ana Blandiana ne sont pas des écrivains « jumeaux ». Mais elles ont créé, chacune, un personnage analogue, ridicule et dramatique, « la prof. de philosophie marxiste ». Cette approche parallèle entre Blaga Dimitrova et Ana Blandiana a été suscitée entre autres raisons par le fait qu’elles se sont connues et qu’elles ont éprouvées pour chacune un respect réciproque, dont l’une et l’autre ont témoigné devant moi, ainsi qu’à l’occasion de plusieurs interviews. En fait, les deux écrivaines ont fait connaissance après les événements de 1989 seulement, mais elles se sont connus réciproquement, quoique de manière partielle, à travers des traductions de leurs œuvres en l’une et l’autre langue.[3] Ce sentiment de proximité spirituelle correspond au sort similaire des œuvres de chacune des deux écrivaines. Hautement appréciées du point de vue littéraire, aussi bien dans leurs pays respectifs que sur un plan international, elles ont tenu bon dans leurs positions intellectuelles intransigeantes. Loin des mensonges et des orientations de la propagande officielle des deux régimes, leurs livres ont soufferts des persécutions, tout comme leurs deux auteurs eux-mêmes.

Le point de départ diffère néanmoins. Blaga Dimitrova (1922-2003) commence à écrire assez jeune et n’échappe pas à l’atmosphère des années 1950. Les thèmes qui étaient alors obligatoires, notamment la glorification du chef du Parti communiste et des grands chantiers de la construction socialiste ne lui furent pas épargnés. Ce qui la dissocie dans ses poèmes de jeunesse des types d’écrivains soumis de l’époque, c’est la position très personnelle qu’elle cherche à exprimer, chaque fois, en réussissant de transformer ses textes en pièces poétiques introspectives et lyriques, sans clichés ni déclarations fausses. L’évolution ultérieure de Blaga Dimitrova l’emmènera très naturellement dans la direction opposée à la ligne officielle. La poétesse s’intéresse à des sujets qui sont mal appréciés par le régime et souvent interdits : la manifestation d’une opinion personnelle, la difficulté de se sentir et de se comporter d’une manière libre, la découverte d’un monde individuel, intérieur, intime, qui s’opposait aux dogmes officiels.[4]

Ana Blandiana (née en 1942) commence à publier durant les années 1960, une période qui est considérée comme un premier moment de relative libéralisation en Roumanie après l’instauration du régime communiste. La poète déclare explicitement, dès ses premières publications, la nécessité de réussir à surmonter la peur, de s’exprimer ouvertement sur ce qu’elle pensait (par exemple dans son poème Torquato Tasso)[5]. Elle évolue et passe par différentes phases. Certains de ses recueils de poésies contiennent ainsi un message plus explicite de son désir de résistance, d’autres contiennent un message allusif, qui dénonce également les tares du régime, même si c’est d’une manière indirecte.

Le roman de Blaga Dimitrova, Visage, est écrit pendant environ dix ans et terminé en 1977, mais édité seulement en 1981, après avoir été longtemps « promené » par différents bureaux de responsables de la culture, pour être rapidement retiré des librairies dès la publication. Une suite d’articles, suscités par les autorités officielles, rejeta le roman pour des raisons idéologiques. C’est seulement après les événements de 1989 que l’auteur a appris que son livre avait été enfermé dans une « prison de livres ».

D’Ana Blandiana nous avons retenu pour cette comparaison son livre Proiecte de trecut [Les Projets du passé], paru en 1982, un recueil de nouvelles aux aspects fantastiques. L’histoire du livre est connue parce que sa parution avait été stoppée par la censure, et c’est seulement après que le Prix Herder a été décerné à l’auteur que les autorités décidèrent de laisser paraître le volume en Roumanie par peur d’un scandale international.

Pour résumer, ces deux auteurs ont en commun d’avoir eu des publications retardées par la censure, et d’avoir conçu vers le début des années 1980 un personnage insolite pour la littérature en général – une « prof. de philosophie communiste » investie cependant de la capacité intellectuelle de douter.

 

III. Le roman Visage de Blaga Dimitrova

 

Pour étudier ces immixtions de la censure, nous sommes aidés par l’édition de 1997 du roman, une édition qui restitue les passages et les mots qui avaient été supprimés auparavant par la censure, en les imprimant en italique. Blaga Dimitrova commente elle-même, dans la postface, ce jeu du chat et de la souris : « j’ai découvert qu’on pourrait faire une recherche sociologique sur les subtilités du tabou idéologique. Il ne s’agit pas d’accusations directes adressées au régime, mais d’éléments insignifiants et détaché de tout, à première vue. Par exemple au lieu de « dénonciateur » (доносник), la censure met « calomniateur » (клеветник). Pourquoi cela ? Parce que le calomniateur est simplement un mauvais individu qu’on rencontre partout dans le monde, tandis que le dénonciateur est inclus dans les institutions du système : il est fonctionnaire, un « rouage » de la machine totalitaire. Une autre fois, je retrouve l’innocente, à première vue, substitution du pluriel par le singulier, par exemple comme : « voue êtes des spécialistes pour coller des étiquettes » qui est corrigé en « vous êtes une spécialiste pour coller des étiquettes » – il ressort ainsi qu’il s’agit d’un cas individuel, d’une exception, et que ce n’est pas du tout une conduite typique pour le régime. De toutes petites modifications qui changent l’esprit même du texte. Je surprends aussi bien ma propre autocensure : au lieu de « Parti » je me vois avoir utilisé « église » (les dogmes de l’église) ; au lieu de « du Parti » – « orthodoxe ».[6]

Ajoutons quelques commentaires à ceux de l’auteur. Les personnages principaux du roman sont des types sociaux situés aux antipodes l’un de l’autre. Elle, du nom de Bora Naïdénova, est professeur de philosophie marxiste, ancienne combattante communiste clandestine. Lui est un étudiant qui a été exclu de son école d’ingénieurs pour son curriculum vitae « réactionnaire », au moment des événements en Hongrie de 1956. Le conflit entre ces deux les emmène, paradoxalement, à connaître un amour qui ne pourra pas avoir de happy end néanmoins. La propagande bulgare officielle avait proclamé après le Plenum du Parti communiste bulgare d’avril 1956 qu’il en était fini avec l’époque stalinienne et les répressions politiques. Les écrivains furent même encouragés à décrire les « fautes » (un euphémisme alors courant pour désigner les répressions politiques) dans leurs œuvres. Visage, le roman de Blaga Dimitrova, montre cette réalité, révèle que le régime continue à persécuter des personnes pour que ces exemples servent de leçons aux autres. Le personnage masculin commente ouvertement devant Bora les répressions dont il a été lui-même victime (voir plus loin, en italique, les mot et expressions qui ont été supprimés par la censure) : « le responsable du foyer des étudiants a su que j’allais être exclu, avant même que j’en eusse la moindre idée. Pourquoi était-il nécessaire de faire tout votre théâtre – réunion, discours, débats, vote ? Ma situation avait été décidée beaucoup avant, camarade Naïdénova ! Comme toutes les choses dans votre système ! [7] Ou ailleurs : « Déroger au système – c’est ça le salut ».[8] Bora Naïdénova, le personnage principal, cherche à sortir de son dogmatisme mais elle est dénoncée à son tour et exclue du Parti communiste. Quelques trente pages de texte environ, avec les réflexions du personnage à cette occasion, sont radicalement supprimées par la censure. Ici, les petites opérations chirurgicales ne pouvaient plus être efficaces. Car ce sont des réflexions qui étaient dangereuses pour le régime, accusé de manquer de pluralisme et de tolérance. Il s’agit dans ce roman d’une des premières tentatives pour soulever une réflexion théorique sur le système politique, notamment en mettant un signe d’égalité entre « communisme » et « fascisme »[9], comme phénomènes totalitaires.[10]

Lors d’une présentation de Blaga Dimitrova devant le public français en 1994, Tzvetan Todorov mit deux accents pour généraliser le rôle de l’écrivaine dans son temps: « qu’est-ce qui a conduit la jeune pro-communiste de 1944 à la dissidence ouverte en 1989, puis, en 1994, à sa position publique (mais non directement politique) ? Deux soucis, me semble-t-il. Le premier est celui de la langue : Il faut des mots neufs pour surmonter l’inertie des habitudes ; il faut rendre les mots vrais et refuser le mensonge. […] le second est le souci de la personne vivante ».[11] Les constatations de Tzvetan Todorov confortent notre recherche sur le texte de Blaga Dimitrova. Le roman contient un message critique à tous les niveaux de la trame textuelle. La protagoniste, professeur de marxisme, Bora, commence à se rendre compte de son dogmatisme. Derrière les mots du personnage transperce l’opinion de l’écrivaine. L’héroïne, tout en lisant des philosophes contemporains occidentaux qui contredisent le marxisme, et tout en voulant les critiquer à son tour, commence à penser d’une façon pluraliste. Nous lisons dans le roman Visage : « …chacun de ses mots, aussi paradoxal qu’il soit, peut soulever des objections, des controverses, des désaccords, tout, sauf le soupçon de mensonge ou de taire la vérité. Une confiance à la source – c’est-à-dire à l’individu. N’est-ce pas la première condition pour chacun qui ose prendre la plume – soit pour développer une idée philosophique profonde, soit pour raconter sa propre vie ? »[12] D’ailleurs, tout le roman est construit sur l’idée de la nécessité de rechercher la vérité dans la vie humaine. Ce qui est, d’une manière oblique, une négation grave du régime communiste qui supprime toute expression individuelle, toute liberté des opinions, toute diversité des interprétations des faits. Vers la fin du roman, des répliques du début sont répétées pour clore le tout comme dans un cadre : « te rappelles-tu ce que tu m’avais dit le premier soir sur un ton de prof : « Personne ne peut interdire à quiconque d’être vrai ! » – Et te rappelles-tu ce que tu m’avais répondu sur un ton provocateur d’étudiant : « Vaut mieux regarder la vérité sans pansement sur les yeux ! ».[13]

Blaga Dimitrova insiste dans son récit sur des thèmes qui étaient perçus comme dangereux par le régime et très importants pour la culture politique de la société bulgare : la liberté d’expression, le refus du mensonge, le témoignage sur les répressions politiques. La démarche pluri-focale de l’écrivain permet l’introduction de ces thèmes non seulement dans la trame narrative mais aussi bien leurs commentaires explicites à travers le discours métathéorique des personnages.

 

IV. Le recueil Projets du passé d’Ana Blandiana

 

Comme dans le cas du roman de Blaga Dimitrova, nous disposons de même de deux éditions du recueil Les Projets du passé. La confrontation entre l’édition antérieure à 1989 et celle qui a paru après cette date montre clairement comment la censure opérait. Il faudrait dire, comme présentation plus générale de ce volume, que tous les textes qu’il contient sont liés à l’actualité roumaine au temps du communisme, mais que chacune de ces nouvelles possède des dimensions fantastiques. Ana Blandiana a commenté elle-même sa double démarche : « le fantastique ne s’oppose pas au réel, il n’est qu’une image plus riche en significations du réel. En fin du compte, se laisser à l’imagination signifie se rappeler ».[14] En 1982, l’année de publication du livre, le plus fort impact sur le public semble avoir eu la nouvelle intitulée « Projets du passé » qui traite des répressions politiques à l’époque stalinienne en Roumanie, dénommée la « décennie obsédante » dans le domaine littéraire. (Il s’agissait de l’autorisation qui avait été accordée d’écrire sur les répressions politiques menées pendant les années 1950, une permission valable surtout pour les années entre 1964 et 1971. En même temps, comme toute « permission » dans un régime communiste, même en période de dégel relatif, cette autorisation avait été donnée d’une manière ambiguë et se référait plutôt à la possibilité de suggérer une atmosphère tendue, crépusculaire, où des gens pouvaient disparaître mais non de pouvoir mener de véritables enquêtes. Il n’est pas étonnant alors que, en 1982, le livre de Blandiana ne parut que sous la pression de l’opinion publique internationale. Plus précisément, dans la nouvelle Les Projets du passé il s’agit de la déportation en une plaine déserte d’un groupe de personnes, considérées comme dangereuses pour le régime. Leur vie se transforme en une sorte de robinsonnade. Leur retour dans la vie ordinaire, quotidienne, plusieurs années plus tard, toujours sous le régime communiste, au lieu de susciter en eux un sentiment de soulagement et de retour à une vie normale, provoque au contraire le sentiment d’avoir perdu une société harmonieuse. La comparaison implicite entre les deux formes d’organisation de la vie n’est nullement en faveur du régime communiste.

Notre intérêt est attiré ici pourtant par le récit intitulé Volaille de consommation du même recueil. Professeur en philosophie matérialiste, Mme L. essaie de se préserver de la pénurie alimentaire, provoquée par le régime communiste, en élevant des poules sur son balcon pour qu’elles couvent des œufs et aussi pondent des œufs, ce qui devrait lui éviter la nécessité de subir des queues interminables devant les magasins. La poule couveuse, procurée difficilement, tout comme les œufs, fait éclore toutefois, au lieu de poussins, des anges. C’est un choc pour Mme L., une philosophe matérialiste, habituée à traquer les raisons de chaque phénomène. L’évidence, pourtant, lui fait ouvrir des livres d’art et l’amène à faire des comparaisons. Les petites volailles ressemblent sans aucune différence aux anges représentés sur les tableaux anciens. Une deuxième difficulté se lève alors devant elle. Dans une société où rien de personnel ne peut rester caché et où il va falloir donner des explications, Mme L. résout son dilemme en laissant les anges se promener sur la table du conseil scientifique de la faculté de philosophie matérialiste. L’absurdité de la situation est une provocation face au matérialisme qui était affiché comme le seul fondement idéologique de la société, d’autant plus que la scène se déroule au cœur même d’une institution qui était mise au service du système. Dans l’écriture de Blandiana, le fantastique s’enracine ici dans la réalité. « Le fantastique poursuit d’autres buts – commente Marguerite Dorian – satire, critique sociale, cri de désespoir, allusions et collision avec les problèmes graves de l’existence ainsi que le rôle de témoin ».[15]

Voici quelques autres exemples de ce refus du mensonge chez l’auteur et des soucis que ce refus a soulevé devant la censure roumaine communiste: La lecture parallèle de l’édition de 1982 et celle d’une nouvelle édition de 1995 nous permet de le faire. Le mot « queue » qui suggère les difficultés graves d’alimentation que la population subissait, quand chaque personne devant attendre de longues heures pour se procurer des produits de première nécessité, est supprimé tout au début du récit et maintenu seulement à l’intérieur du texte. Un autre thème qui était pénible pour les autorités est lié au village roumain où les paysans achètent des œufs venus de la ville car, dans le magasin du village, ils peuvent se procurer de produits rien qu’en échange d’œufs.[16] Plus loin, il est question de la nécessité pour l’individu de se sentir respecté dans ses décisions et indépendant des contraintes absurdes de la société, induites par l’immixtion de l’état totalitaires dans chacun de ses actes. Par exemple, en faisant une queue pour obtenir des produits alimentaires qui lui font défaut, le personnage principal, Mme L. lit et (le passage est supprimé) « tourne la page suivante du livre pareille à un rideau protecteur entre elle et le monde tout autour ».[17] Une autre réflexion effacée est : « … la poule, tout comme les œufs étranges, sont devenus pour Mme L. comme des symboles tout-puissants de son indépendance de la société ».[18] Un autre élément, réel, rayé par la censure, se réfère aux absurdité de l’organisation éditoriale car la professeur, Mme L., se hâte et travaille même pendant la nuit pour ne pas risquer de perdre « sa place dans le plan éditorial, qu’on lui avait préparé trois années plus tôt ».[19]

La censure laisse paraître l’expression « perte de temps »[20] lors de l’attente aux queues mais non cette autre expression : « les humiliations éprouvées »[21] qui les accompagnent. La peur des autres, de la société, de tout ce qui peut dénoncer l’apparition d’anges chez Mme L. est un autre souci. D’une manière surprenante, comme une présence naturelle dans cette société, est mentionné l’appareil de répression, car le personnage pense informer non seulement ses collègues mais les « organes respectifs »[22], pour lesquels elle va devoir écrire « un compte-rendu informatif ».[23] Une démarche typographique enfin de l’écrivain – le nombre réduit de paragraphes nouveaux notamment – nous fait penser que l’intention de l’auteur a été de rendre son texte plus difficile à être pénétré. Dans la totalité, le récit inspire le sentiment de manque d’issue dans cette société où même ceux qui, comme Mme L., formulent la motivation de son existence, se sentent dépendants, privé de liberté, aussi bien matériellement que moralement.

 

CONCLUSION

 

La première réaction du lecteur face à ces personnages de « prof. de marxisme » ne peut ne pas être négative. Mais, pour un écrivain, il parait attrayant de montrer ainsi les hésitations justement en un être, engagé au système aussi bien sur un plan théorique qu’idéologique. Le fait qu’il s’agit de personnages féminins semble nécessaire sur le plan d’une motivation purement psychologique. C’est toujours la vie quotidienne qui brise la première la confiance dans les idéaux et dans les convictions idéologiques restrictives. Bora, dans Visage de Blaga Dimitrova, par exemple, se trouve tout d’un coup impliquée dans la vie d’une personne à laquelle elle a tout d’abord voulu et su nuire en exécutant aveuglement des mesures de rétorsion et de répression. Plus tard, inspirée par un sentiment complexe de sympathie et d’attirance amoureuse, et aussi de culpabilité, Bora veut aider ce même jeune homme, cet étudiant exclu pour des motifs politiques. Ainsi, graduellement, Bora entre en un grave conflit avec ses camarades du temps de la clandestinité, d’avant 1944, et commence à formuler des appréciations indépendantes sur son existence présente. Dans Les Projets du passé, la nouvelle d’Ana Blandiana, Mme L., partagée entre ses convictions matérialistes et une apparition fantastique et inexplicable, voire absurde, celle des anges qui sont couvés par la poule, subit un double choc. Même si dans des registres très différents, dans chacun de ces deux récits, nous voyons éclater la contradiction entre, d’un côté, une théorie étriquée, univoque, officielle et imposée, et, d’un autre côté, la nécessité de se comporter dans une situation concrète (réelle ou fantastique) qui réduit à néant les convictions des protagonistes.

La coïncidence dans le choix et la conception de ce type de personnage par les deux écrivaines a attiré mon attention dès l’année 1982 lorsque j’ai lu les deux livres. Dans la vie, ce personnage et sa discipline universitaire idéologique n’étaient pas aimés. Quel était alors l’intérêt littéraire que ce genre de personnage pouvait présenter ? Il me semble qu’il s’agit de la possibilité de montrer l’impasse où se trouvait une société bloquée où même les personnes qui avaient la vocation et la fonction de motiver l’importance du régime, se sentaient en conflit avec ce système. Chacune des deux « professeurs de philosophie marxiste » se retrouve un beau jour en total désaccord avec un milieu qu’elle s’était efforcée de justifier et d’affirmer par la théorie. Plus caricatural dans le récit fantastique de Blandiana, plus analysé sur un plan psychologique dans le roman de Blaga Dimitrova, ces « professeurs de philosophie marxiste », qui soutenaient la ligne du Parti communiste, ne se sentaient plus à l’aise.

Il est connu que les régimes totalitaires communistes ne permettaient pas la pluralité d’expression des opinions. Dans ces sociétés fermées, des décisions qui étaient prises sans aucune sanction des procédures démocratiques devenaient obligatoires pour tous. C’est justement ce manque d’alternative qui est en premier lieu critiqué par ces écrivains. Leurs efforts consistent souvent à écrire et à réussir à publier des textes littéraires dans lesquels il était questions des choses de la vie. Un critique littéraire roumain, Mircea Iorgulescu, par exemple, a proposé ce commentaire de la prose d’Ana Blandiana, en 1982, en disant que « la continuation du naturel dans le fantastique et la pénétration de l’inhabituel dans le quotidien représente pour Ana Blandiana une occasion d’étudier la réalité et, en même temps, de vérifier sa consistance ».[24] Ce refus du mensonge sur lequel nous nous attardons signifie ne pas se laisser seriner des « vérités » imposées et univoques.

C’est ici que réside la tentation de juxtaposer l’écriture littéraire et la vérité, deux notions qui se situent sur des registres différents. Tandis que les notions de réalisme et de fantastique se réfèrent aux procédés narratifs du texte littéraire, la vérité renvoie aux domaines philosophique et sociologique. Comme notion philosophique, la vérité est comprise dans sa pluralité et son dynamisme. Comme notion sociologique, elle se réfère aux phénomènes sociaux, très mouvants. Et, si nous parlons ici de la « vérité » comme une expression synonyme du « refus du mensonge », cela est dû justement au contexte et à la pratique de la société communiste, notamment, d’imposer des règles obligatoires et sans alternatives, présentées comme les seules vérités. Oser exprimer un point de vue différent, c’était manifester un esprit de résistance. L’écrivain, dans ce cas, cherche à s’exprimer et à lutter avec les pratiques éditoriales qui existaient en ce temps afin que son texte puisse parvenir au lecteur. Le refus du mensonge idéologique et totalitaire ouvrait la voie au pluralisme, il préparait les jeunes à se révolter et encourageait les adultes à penser plus librement sur les contraintes d’une société complètement refermée et close sur elle-même. Le personnage subversif inattendu agençait une pareille démarche de courage aussi bien civique que narrative.

 

 


[1] Димитрова, Блага [Dimitrova, Blaga]. Лице [Visage], Sofia, Ed. Balgarski pissatel, 1981.

[2] Blandiana, Ana. Proiecte de trecut [Les Projets du passé], Bucureşti, Ed. Cartea Românească, 1982.

[3] Dimitrova, Blaga. Cînd te abaţi din drum [Déviation], roman, trad. Laura Baz-Fotiade, Bucureşti, Ed. Albatros, 1971; Blandiana, Ana [Бландиана, Ана]. San v sania [Сън в съня, Sommeil dans le sommeil], poèmes choisis, trad. Roumiana L. Stantcheva, Sofia, Ed. Narodna kultura, 1986.

[4] Pour les poèmes de Blaga Dimitrova, traduits en français voir : Dimitrova, Blaga. La Mer interdite et autres poèmes, Présentation par Tzvetan Todorov, Préface de Bernard Noël [Traduit du bulgare par Vera Marinova et Armand Monjo avec l’auteur], Paris, Editions Est-Ouest Internationales, 1994.

[5] Pour les poèmes d’Ana Blandiana, traduits en français voir : Blandiana, Ana. Autrefois les arbres avaient des yeux, Préface, bibliographie, sélection et traduction du roumain par Luiza Palanciuc, Troyes, Cahiers bleus/ Librairie bleue, Poésie, 2005.

[6] Димитрова, Блага [Blaga Dimitrova]. Лице [Visage], Ромaн [roman], София, Абагар, 1997, с. 511-512.

[7] Ibidem, p. 19.

[8] Ibidem, p. 362.

[9] Il est curieux et instructif pour connaître les idées répandues dans la société bulgare, ainsi que les pratiques officielle à cette époque, de mentionner que la monographie historique Le Fascisme, 1982 (terminé dès 1967), de Jelio Jelev (plus tard le premier président démocratique de la Bulgarie après 1989), véhicule la même idée sur les sociétés totalitaires et a connu le même sort, celui d’être très vite retirée des librairies après sa publication.

[10] Димитрова, Блага [Blaga Dimitrova]. Лице [Visage], Ромaн [roman], София, Абагар, 1997, с. 403.

[11] Todorov, Tzvetan. « Blaga Dimitrova », présentation, in : Blaga Dimitrova. La Mer interdite et autres poèmes, Op. cit.

[12] Димитрова, Блага [Blaga Dimitrova]. Лице [Visage], Ромaн [roman], София, Абагар, 1997, с. 326.

[13] Ibidem, p. 501.

[14] Cité d’après Dumitru Radu Popa, « Realul dar în forma semnificativă ». In : România literară, nr. 23/ 9 iunie, 1983.

[15] Dorian, Marguerite. World Literature Today. Norman (OK), The University of Oklahoma, 1989.

[16] Blandiana, Ana. Proiecte de trecut, proză, Editura Cartea Românească, Bucureşti, 1982, p. 12 ; Blandiana, Ana. Imitaţie de coşmar, Editura DU style, Bucureşti, 1995, p. 142.

[17] Blandiana, Ana. Proiecte de trecut, op.cit., p. 14.

[18] Blandiana, Ana. Imitaţie de coşmar, op. cit., p. 144.

[19] Ibidem, p. 148.

[20] Blandiana, Ana. Proiecte de trecut, op.cit., p. 24.

[21] Blandiana, Ana. Imitaţie de coşmar, op. cit., p. 154.

[22] Blandiana, Ana. Proiecte de trecut, op. cit., p. 33.

[23] Blandiana, Ana. Imitaţie de coşmar, op. cit., p. 162.

[24] Iorgulescu, Mircea. Arta amintirii. – România liberă, 20 iulie 1982.